« Écrire, c'est comme dessiner : c'est tracer des contours nets, refuser le vague à l'âme, jeter un rai pénétrant de lumière dans l'ombre des profondeurs, dans ces zones de la vie intérieure où s'agitent les démons de l'obscur et de l'indéterminé; c'est écarter un instant ces démons, conquérir sur eux au moins un répit, le temps de se ressaisir et de faire son métier d'homme. » in Goethe (Encyclopædia Universalis) 1. De Johann Faustus à FaustEn 1587 l'imprimeur Spies de Franckfort sur le Main (ville où Goethe naquit le 28 août 1749) publie « Historia von D.Johann Fausten » , un recueil anonyme relatant les aventures du docteur Faustus : le magicien et astrologue qui avait pactisé avec le diable. Ce personnage aurait été inspiré d'un véritable docteur, contemporain de Paracelse, qui avait parait-il sévi comme beau parleur et escroc dans les années 1480-1540.Dans l'une des histoires remarquables du livre édité par Spies, le docteur Faustus attrape dans sa main un arc en ciel et dit à ses compagnons de table, qu'il va s'y asseoir dessus et s'en aller faire un tour. Mais ils l'en dissuade ; il finit donc par relâcher l'arc, et celui-ci va reprendre sa place, au loin. Faust deviendra un mythe repris ensuite par Marlowe, Goethe, Thomas Mann, Paul Valéry, entre autres, mais également par les peintres, musiciens et cinéastes. Le diable appartient autant au domaine de l'ombre et des ténèbres, qu'à celui de la lumière et du feu. On retrouve en lui l'un des fondements de toute la symbolique, à savoir la dualité. Et Goethe dans son premier Faust met parfaitement en scène, dans le personnage de Méphistophélès, la contradiction vivante du bien et du mal. « FAUST. - ... Eh bien ! qui donc es-tu ? MÉPHISTOPHÉLÈS. - Une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien. FAUST. - Que signifie cette énigme ? MÉPHISTOPHÉLÈS. - Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est avec justice : car tout ce qui existe est digne d'être détruit, il serait donc mieux que rien ne vînt à exister. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu'on entend par mal, voilà mon élément. FAUST. - Tu te nommes partie, et te voilà entier devant moi. MÉPHISTOPHÉLÈS. - Je te dis l'humble vérité. Si l'homme, ce petit monde de folie, se regarde ordinairement comme formant un entier, je suis, moi, une partie de la partie qui jadis était le Tout, une partie de cette obscurité qui donna naissance à la lumière, la lumière orgueilleuse, qui maintenant dispute à sa mère la Nuit son rang antique et l'espace qu'elle occupait ; ce qui ne lui réussit guère pourtant, car malgré ses efforts elle ne peut que ramper* à la surface des corps qui l'arrêtent ; elle jaillit de la matière, elle y ruisselle et la colore**, mais un corps suffit pour briser sa marche...» GOETHE : FAUST (1770-1806), traduction de Gérard de Nerval. en réalité : * « an den Körpern klebt » = elle ne peut que « coller aux corps » ** « die Körper macht es schön » = « elle embellit les corps » il s'agit des corps, comme éléments matériels, et non pas des corps humains. Nerval traduit Goethe à la volée. Autant on pourrait discuter "la lumière qui rampe", au lieu de coller, autant "la couleur qui remplace le beau" est, dans le contexte des écrits de Goethe sur la couleur, tout à fait approprié. 2. Le traité des couleurs de Goethe
Dans son traité Goethe considère trois grandes catégories de couleurs :
3. Schopenhauer, disciple de Goethe.Le philosophe Arthur Schopenhauer (1788-1860) publie en 1816 « Über das Sehn und die Farben » (Sur la vue et les couleurs). Il reprend d'une certaine façon les attaques de Goethe contre Newton, et l'extrait suivant sur les liserés colorés en est une belle illustration :
« Cette figure représente un disque de papier blanc, d'un diamètre d'environ 4 pouces, collé sur un papier noir mat, tel qu'il est vu à une distance d'à peu près trois pas à travers le prisme, de façon naturelle, et non d'après les fictions newtoniennes*. Celui qui veut savoir de quoi il est question doit forger ici sa propre conviction par son propre examen. Il percevra alors presque immédiatement les deux images secondaires, en tenant le prisme devant ses yeux, et tantôt en se rapprochant, et tantôt en s'éloignant, il verra comment, suivant ses mouvements, elles s'éloigneront plus ou moins de l'image principale, en glissant l'une sur l'autre. S'il s'éloigne notablement, le bleu et le jaune se recouvriront, et il goûtera le spectacle hautement édifiant où l'on voit la lumière homogène newtonienne verte, le vert originaire pur, se former grâce à leur composition.**- Les expériences prismatiques peuvent être réalisées en général de deux manières : soit que la réfraction précède la réflexion, ou bien que celle-ci précède la première : le premier cas se présente lorsque l'image solaire est projetée à travers le prisme sur un mur ; le second, lorsqu'on observe une image blanche à travers le prisme. Ce second procédé est non seulement moins minutieux à mettre au point, mais il met aussi plus nettement en évidence le véritable phénomène ; ceci parce qu'ici l'action de la réfraction atteint immédiatement l'oeil, ce qui a l'avantage de fournir directement l'effet, alors qu'on ne l'obtient que d'une seconde main par l'autre procédé, c'est-à-dire par une réflexion produite par le mur : un autre avantage, est qu'ici la lumière provient d'un objet proche, fortement limité, et non éblouissant ; alors que dans le premier procédé, c'est directement l'image d'un corps rayonnant éloigné de 20 millions de milles, dont la lumière propre est d'une intensité correspondante, qui se propage à travers le prisme. C'est pourquoi l'image du disque blanc produite ici (qui est remplacé par le soleil dans le premier cas), montre tout à fait distinctement les deux images secondaires qui l'accompagnent, produites par une double réfraction, qui les déplace vers le haut. L'image secondaire qui provient de la première réfraction, lorsque la lumière pénètre dans le prisme, reste en arrière et demeure de ce fait, avec ses bords extrêmes, encore dans l'obscurité, et recouverte par elle ; l'autre au contraire, qui se produit dans la seconde réfraction, c'est-à-dire lorsque la lumière sort du prisme, se hâte, et s'étend de ce fait sur l'obscurité. Leur action s'étend conjointement, bien que plus faiblement, sur la partie de l'image principale qui subit de leur fait un affaiblissement ; c'est pourquoi seule sa partie qui demeure couverte par les deux images secondaires, et possède donc sa pleine lumière, paraît blanche : alors que là où une image secondaire seule lutte avec l'obscurité, ou que l'image déjà quelque peu affaiblie par cette image secondaire, se combine déjà avec l'obscurité, il se produit des couleurs, et selon le principe goethéen***. De ce fait nous voyons apparaître du violet à la partie supérieure, là où une image secondaire seule s'avance sur la surface noire ; et l'image principale, bien qu'affaiblie par un certain déficit : à la partie inférieure de l'image, là où l'image secondaire simple demeure cachée par l'obscurité, apparaît par contre du rouge-jaune, et à la partie supérieure, là où l'image principale affaiblie transparaît, du jaune : exactement comme le soleil levant paraît d'abord rouge-jaune, lorsqu'il est caché par l'épaisse couche brumeuse de la basse atmosphère, puis seulement jaune lorsqu'il atteint les couches plus minces****. C'est précisément comme il résulte de cette explication, parce que le disque blanc n'est pas le seul facteur produisant la couleur, mais que l'obscurité agit conjointement comme second facteur, que le phénomène coloré ressort bien mieux, lorsque le disque blanc se présente sur fond noir que sur un fond gris clair. » (traduction : M.Elie)[22] * La "fiction newtonienne" consiste à diaphragmer le faisceau qui éclaire le prisme et à isoler, en quelque sorte, un rayon de lumière blanche, afin de l'analyser par le prisme. ** Il y a vert et vert ! Schopenhauer comme Goethe confond le vert du spectre de la lumière blanche qui correspond à une bande spectrale étroite, et le vert, mélange additif de bleu et de jaune, dont le spectre est beaucoup plus large. *** Les images secondaires sont en réalités les images extrêmes du spectre : pour chacune des radiation du spectre visible, le prisme donne une image décalée. C'est la superposition de ces images, qui sont en nombre infini, qui donne l'image finalement observée. **** C'est la confusion des phénomènes, car la couleur du soleil est en rapport avec la diffusion atmosphérique, prédominante pour la lumière bleue, diffusion à ne pas confondre avec la réfraction. 4. L'héritage de GoetheLes physiciens du XIXe siècle ont, dans leur grande majorité, rejeté la théorie de Goethe (voir le texte de Helmholtz).Rudolf Steiner (1861-1925), ralluma le flambeau en participant à la publication des oeuvres de Goethe dans deux collections :
La lecture de son " Introduction au Traité des couleurs " [9], p. 21-67, permet de réaliser l'acharnement avec lequel Steiner a défendu Goethe, et de le replacer dans un contexte idéologique (quelques exemples). L'extrait suivant de Maurice Elie, auteur de l'article " Philosophies de la Nature ", dans l'Encyclopædia Universalis, permet de mieux comprendre dans quel mouvement des idées Steiner a pu reprendre la théorie goethéenne de la couleur : « ...l'esprit peut comprendre la nature parce qu'il lui est uni par un lien originel plus profond que leur scission ultérieure. Schelling va même jusqu'à dire que " philosopher sur la nature, c'est la créer "! C'est dire que sa Naturphilosophie consiste en une anamnèse qui revient sur " le souvenir du premier commencement des choses ". La philosophie est alors re-création. Cette unité du microcosme et du macrocosme est également exprimée par Goethe, le poète-naturaliste qui, dans sa Farbenlehre, reprend une ancienne pensée de Plotin: " Si l'œil n'était pas solaire, / Comment apercevrions-nous la lumière? / Si ne vivait pas en nous la force propre de Dieu, / Comment le divin pourrait-il nous ravir? " D'ailleurs, Goethe prête une " affectivité " aux phénomènes naturels eux-mêmes, en tout cas aux phénomènes de la couleur: " Les couleurs sont les actions de la lumière, ses actions et ses passions. " Poétique, la Naturphilosophie est donc aussi esthétique, morphologie (plus précisément, morphogenèse), ce qui la rend attentive aux figures du réel. D'où résulte à la fois une création de figures et un effort de déchiffrement des figures décelables dans la nature. Si l'on y ajoute la hantise déjà signalée à propos de Schelling d'un " retour aux origines ", on comprend l'insistance de Goethe sur l'Ur, l'originel, qui lui fait supposer une Urpflanze, une " plante originelle ", dans sa Métamorphose des plantes, et un Urphänomen, un " phénomène primordial " dans son Traité des couleurs. Si cet Ur-phänomen est un archétype (en tout cas un type de tous les phénomènes de la couleur qu'il résume et exprime), on peut cependant le voir dans la série des phénomènes physiques, chimiques et physiologiques des couleurs, ordonnée par l'Ordnungsgeist, l'esprit ordonnateur. C'est en ce sens que Goethe propose, comme cela a déjà été suggéré, une " phénoménologie " de la couleur (il faut rappeler que le terme a été forgé par J.H. Lambert, qui définit la phénoménologie comme "logique de l'apparence"). » |
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